13 euros la calculatrice à eau. 12 euros le porte-clés lumineux. 6 euros le pot à crayons station météo. Dans leur vitrine, au sous-sol du palais d'Iéna, les produits dérivés sont estampillés « Conseil économique, social et environnemental ». Contrairement aux lettres dorées qui, au fronton du bâtiment, affichent encore l'ancien nom de l'institution.
Pendant cinquante ans, elle s'est contentée de ses deux premiers qualificatifs. Tous les conseillers disaient « C.E.S » et personne ne se posait de questions.
Depuis la révision constitutionnelle de 2008 qui a élargi les missions de la troisième assemblée de la République (censée représenter la « société civile »), le monde se divise en deux camps : les partisans du sigle et ceux de l'acronyme.
Les premiers disent « C.E.S.E », ce qui produit un chuchotis nostalgique de l'usage précédent. Les seconds, emmenés par le nouveau président, Jean-Paul Delevoye, préfèrent « Cézeu ». La puissance avec laquelle ils lancent leur langue contre leurs incisives supérieures doit manifester leur volonté de réveiller ce lieu. De le sauver.
« Le Cese ne sert à rien »
Le président du Cese Jean-Paul Delevoye à l'Elysée, le 12 février 2007 (Patrick Kovarik/Reuters).Car c'est l'enjeu. Dans son discours prononcé lors de la séance inaugurale du 14 janvier dernier, Jean-Paul Delevoye l'a clairement exprimé : « Notre utilité, nous avons à la prouver. » Il se sait observé par tous ceux qui se sont construit une notoriété sur leur vigilance à l'égard de l'usage de l'argent public. Notamment le député UMP de la Drôme Hervé Mariton, qui estime que « le Cese ne sert à rien » :
« Comme membre de la commission des finances à l'Assemblée, j'aime regarder les indicateurs de performance annexés aux budgets. Pour le Cese, la plupart du temps, ils ne sont pas renseignés. Ou alors incohérents.
Or le fonctionnement de cette institution qui, en 2009, n'a été saisie que deux fois en 2009, coûte près de 40 millions d'euros par an, sans compter les 30 millions d'euros affectés aux Cese régionaux. Il conviendrait de la supprimer. »
Hervé Mariton considère que le « débat public » pourrait être « autrement plus fécond » dans des instances consacrées à un seul sujet, à l'image du Conseil d'orientation pour l'emploi, du Conseil d'orientation des retraites ou des Etats généraux de la bioéthique.
Le président de la République a reconnu, devant les nouveaux conseillers, que la question de la suppression de Cese s'était posée. Menace implicite avant la caresse : « Je crois en votre utilité. » Il précise :
« Je crois à l'utilité de lieux où des gens différents acceptent de se parler librement, et de tels lieux, il n'y en a pas tant que cela. »
C'est aussi la conviction, sincère semble-t-il, d'une large majorité de conseillers. Comme Céline Mesquida, de France nature environnement, bien décidée à faire de ce lieu « une vraie maison des citoyens ».
Remerciés pour services rendus à Isabelle Balkany et Jean Sarkozy
Mais Nicolas Sarkozy avait quelques autres raisons de ne pas sacrifier ce « machin ».
Soubie : « C'est ridicule »
En quittant son poste de conseiller social de Nicolas Sarkozy pour le Cese, Raymond Soubie, 70 ans, a aussi renoué avec ses activités professionnelles : la direction d'AEF, son groupe de presse professionnelle, et la présidence d'Alixio, une société de conseil en « stratégie, organisation, management, communication et ressources humaines ».
Ce qui fait grincer les dents de plusieurs conseillers, qui redoutent que Soubie profite de sa présence au Conseil pour y recruter de nouveaux clients.
« C'est ridicule », répond-il. « La plupart des conseillers, je les connaissais bien avant. Et mes vrais clients sont les grands patrons. Ils ne siègent pas ici. Je ne vois vraiment pas pourquoi j'utiliserai le Cese pour y faire mon marché. »
L'indemnité versée aux conseillers (3767,91 euros brut mensuel) « a toujours permis à des syndicats, des associations et d'autres organismes de compléter leur financement et de caser des gens », souligne Raymond Soubie, l'ex-conseiller social du Président, nouveau venu au Cese. Inutile de fâcher tout ce monde-là .
Surtout, le palais d'Iéna reste un lieu stratégique pour recaser des amis politiques désœuvrés, des obligés à récompenser, des orgueilleux à flatter -qui ne sont pas forcément incompétents. C'est le cas de nombreuses « PQ », les « personnalités qualifiées » nommées en Conseil des ministres… « pour leur expérience ».
L'examen de leur CV est instructif. Sur ces quarante-là , huit n'ont pas d'appartenance politique affichée, deux sont classées à gauche, trente sont étiquetées à droite (ou proches de l'Elysée). Parmi eux :
* deux ont été de proches conseillers de Nicolas Sarkozy (Pierre Charon et Raymond Soubie) ;
* dix-neuf ont été candidats (et souvent élus) à des mandats sur des listes de l'UMP ou de partis associés ;
* deux sont impliqués dans de savants jeux de chaises musicales : la conseillère générale des Hauts-de-Seine Danièle Duchaussois a libéré « son » canton pour assurer la réelection d'Isabelle Balkany ; le maire de Meudon Hervé Marseille, qui a démissionné de l'Epad au profit de Jean Sarkozy.
Delevoye : « Il y a toujours eu du copinage »
Candidat déçu à la présidence du Cese, Jean-Pierre Davant, l'ancien président de la Mutualité, dénonce une « politisation du conseil » :
« Sarkozy affirme qu'il compte sur le Cese pour délivrer des avis au législatif et à l'exécutif. Mais avec ce recrutement, ça va être l'UMP qui parle à l'UMP, le pouvoir qui s'envoie des messages à lui-même. »
Delevoye objecte qu'il n'y a « que 40 PQ sur 233 conseillers », qu'il y a dans cette liste « de très grandes compétences » et que, « de toute façon, il y a toujours eu du copinage ».
Davant répondra que des PQ contrôlent la présidence d'une section, les vice-présidences de quatre autres. Il parlera de « quadrillage ».
Ainsi de la section économie et finances, présidée par Hugues Martin, le bras droit d'Alain Juppé à Bordeaux. Elle s'est réunie mercredi 20 janvier. Plusieurs membres ont proposé que le Conseil s'attaque à la question fiscale. Un jeune conseiller raconte :
« Hugues Martin a écarté le sujet d'un revers de main. J'ai été assez choqué. Sur l'indépendance politique, c'est un très mauvais signal. »
« Réveiller la vieille fille »
Pour Jean-Marc Roirant, le patron de la Ligue de l'enseignement, le rapport sur la dépendance que le Cese doit rendre au gouvernement en juin va constituer « le grand test de l'indépendance de l'institution ».
« La moindre tentative d'instrumentalisation signerait l'arrêt de mort de cette boîte », martèle aussi Jean-Baptiste Prévost, le président de l'Unef, qui a désormais son rond de serviette au palais d'Iena.
Mais il est assez confiant. Il affirme :
« Les équilibres internes sont beaucoup plus compliqués que ce qu'on peut imaginer. Je n'ai pas peur du sarkozysme. »
Confronté à la pesanteur des habitudes et aux « on a toujours fait comme ça » de ses collègues, il redoute plutôt d'avoir du mal, dit-il, à « réveiller la vieille fille ».
http://www.rue89.com/2011/01/26/le-conseil-economique-et-social-merite-t-il-ses-40-millions-187475